Dis-moi, Raoul !

Il y a des combats qui se mènent depuis des lustres et de nombreux militants ont osé exprimer haut et fort les leurs. J’ai voulu rencontrer un homme de cette trempe et celui qui m’est venu à l‘esprit était un démocrate inné, un polémiste acerbe, un maire, un poète, un engagé politique et un journaliste qui s’est battu pour la liberté de la presse et pour lajustice sociale. J’aurais juste aimé l’avoir rencontré en personne, mais il est décédé il y a soixante-six ans.

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Pour mener à bien ma folle envie de le rencontrer malgré tout, je me permets une petite incursion dans sa vie par un retour de plusieurs décennies dans le passé. Je ne veux en aucun cas discuter des luttes nécessaires, mais juste le rencontrer. Je m’aventure dans l’allée menant à sa maison en bois, sise à Curepipe. Je me vois enfant, peut-être huit ans, cherchant à bavarder avec ce monsieur imposant et un peu froid. Quel toupet ! Quelle audace ! Je marche d’un pas décidé avec, aux pieds, des chaussures Bataflex marron. Je saute par-dessus les quelques nids de poule et me fais finalement mal au pied droit en tournant ma cheville dans un des trous. Je pousse un cri de douleur aiguë. « Aiiie ! »

Attiré par une voix d’enfant, un homme au loin sort de derrière les bambous pour voir qui est l’intruse qui s’aventure dans son jardin. Il porte un costume sombre et un chapeau noir. Moi, je suis vêtue d’une robe vichy rouge et blanc, smockée au niveau de la poitrine. Je reconnais Raoul par son allure, cours vers lui pleine d’assurance et lance avec un peu d’insolence : « Je suis Camille et je veux te parler ! »— « Vous pensez m’impressionner jeune fille ? » me répond-il. Je lève la tête pour le regarder, lui baisse la sienne pour me dévisager avec ses gros yeux.

Euh pas du tout ! C’est juste que j’ai dû rassembler tout mon courage pour oser parler à cet homme de mots, mots qui abondent dans ses écrits, mais mon petit doigt me dit que c’est un homme de peu de mots. La conversation ne sera pas de toute aise avec lui et heureusement que j’avais préparé ma demande par écrit. Sur un petit bout de papier était noté : Raoul, dis-moi, quels conseils me donnerais-tu sur la vie ?

Je lui tends mon papier qu’il lit tout en reprenant sa marche, pas impressionné pour un sou. Silence ! Dans son autre main, il tient un panier rond et plat. Visiblement, c’est l’heure de la cueillette, car des jamalacs et des goyaves sont posés dans le panier aux côtés de carottes et de quelques œufs.

« Jeune demoiselle, vous voyez ces fruits et légumes ? Ils ne se sont pas formés en un jour. Il a fallu s’en occuper, faire preuve de patience, éliminer leurs ennemis, les protéger et attendre le moment propice pour les cueillir. Quant aux œufs, nous en avons tous les jours. Mais il faut prévoir un espace pour les poules, puis les nourrir et ramasser délicatement les œufs quotidiennement. Mes conseils pour la vie : travailler, être patient, repérer ceux qui nous veulent du mal et s’en éloigner ; savoir qui on est et où on va ; être à sa place, se protéger, faire le ménage autour de soi et faire preuve de sagesse et de discernement. Et un jour ou l’autre, à force de rigueur et de discipline, vous porterez aussi, d’une certaine manière, des fruits. Ce que je retiens de la vie c’est qu’il faut prendre soin de soi, des autres et de ce qui nous entoure, même si cela n’est pas toujours facile. Il faut aussi espérer en la vie contre toute espérance. » Je fronce les sourcils parce que je ne suis pas sûre de tout comprendre à mon âge. Mais je pense saisir l’idée principale.

Tous ces conseils ne tombent pas dans l’oreille d’une sourde. Cependant, je trouve bien idéaliste tout ce que me dit ce monsieur. Avec ce que je vois autour de moi, je ne me retrouve pas tant que cela. Je dois avouer que le monde me désespère un peu ces derniers temps. Tout ne tourne pas rond et la vie n’est pas bien rose !

« Mais tu sais Raoul, aujourd’hui, tu serais surpris de voir notre monde. Laisse-moi te dire que les loups ont quitté la forêt et les requins sont en costume cravate et se pavanent fièrement avec des chaussures vernies. Et pas que, il y a des gens qui s’approprient de vergers pour s’occuper d’arbres fruitiers qu’ils n’ont ni plantés et dont ils n’ont ni pris soin et, en plus, ils n’ont ni la connaissance ni l’expérience pour s’en occuper. Ils veulent juste savourer les fruits, se frotter la peau du ventre bien tendue et profiter de ce que cela peut leur apporter dans l’instant présent. N’a pas la main verte qui veut, hein ! Et pourtant, à force de pesticides et de gros moyens, ils arrivent à récolter de bons fruits, jusqu’à ce que le sol soit saturé d’impuretés. Et là, c’en est fini pour eux, puisqu’ils n’ont pas su prendre soin de la terre et des jardiniers qui la travaillent. Raoul, toujours flegmatique, me demande : « Hum ! Vous semblez bien me parler d’un autre temps, mademoiselle. Dites-moi, les valeurs y ont-elles encore leur place ? »

« Bonne question ! La dernière fois, j’étais assise en haut du portail de ma maison et j’entendais des jeunes parler. Il y a un garçon de seize ans qui disait qu’il ne faisait confiance à personne à part à ses parents. Ses professeurs, ses amis, ce qui est écrit dans son livre d’histoire et ce qu’il entend à la radio et à la télé : que nenni ! Pour lui, tout le monde est manipulé. Une fille de dix-sept ans, elle, disait qu’un bébé de quelques mois ne comprenait rien, qu’il n’avait conscience de rien et que même s’il mourrait, ce n’était pas dramatique. En plus, sa copine était d’accord avec elle. Moi, je trouve cela grave. En fait, ils n’ont déjà plus aucune espérance et cela me rend triste. Haute comme trois pommes, je n’ai pas osé leur dire mon aberration et je suis sûre qu’ils ne m’auraient même pas écoutée.

Il y a encore tout plein de conseils que je pourrai prendre de toi mais, dis-moi Raoul, n’es-tu pas trop idéaliste ? J’ai lu une fois que tu disais : « La vérité est un idéal et dussé-je passer pour un naïf, jamais je ne cesserai de répéter à temps et à contretemps qu’un mauricianisme est possible. Qu’on se moque si l’on veut, mais là est la vérité et c’est la vérité qui triomphera. À cause de la vérité, j’accepte de passer pour un retardataire. « Ben, tu vois, pour moi aussi c’est un idéal. Et tu sais quoi ? Quand je serai grande, comme toi, je serai prête à passer pour une retardataire rien pour que la vérité triomphe. » « Dis-moi Camille, reviendras-tu discuter avec moi ? Quand tu parles, on dirait que le même sang coule dans nos veines. Continue à rechercher la vérité et, corps et âme, bats-toi pour la justice sociale et pour la liberté de la presse. »

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