Vassen Kauppaymuthoo : « On ne peut plus garder le Land Drainage Master Plan dans un tiroir »

Dans une interview accordée en cette fin de semaine, l’océanographe et ingénieur en environnement Vassen Kauppaymuthoo lance un vibrant appel en faveur de la publication du Land Drainage Master Plan. « Il faut que tous les gens qui vivent dans les zones inondables sachent à quoi ils sont exposés. Il faut jouer la transparence. Nous ne pouvons pas continuer de garder le Land Drainage Master Plan dans un tiroir », dit-il. À partir de là, « nous devons agir comme des adultes et prendre les décisions qu’il faut ». Il s’appesantit aussi longuement sur le changement climatique et ses effets néfastes sur Maurice. Il estime que si Belal était un mock-exams pour les autorités mauriciennes, ces dernières auraient « failli lamentablement ». Il considère en outre que le système d’alerte est archaïque et que l’on ne devrait pas se contenter uniquement de la vitesse du vent.

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Vassen Kauppaymuthoo, vous avez dit récemment qu’avec le changement climatique et la montée des eaux, les inondations iraient jusqu’à la rue Labourdonnais. À l’époque nous aurions pu croire que cela relève du catastrophisme. Or, cela a été le cas lundi. Comment réagissez-vous aujourd’hui ?

En fait ce qui a été prévu arrive. Lorsque nous parlons d’environnement, de phénomènes comme le tsunami ou le changement climatique, nous avons l’impression que Maurice vit dans une bulle. Nous aimons garder cette image de petit paradis sur terre. Lorsque nous venons dire les choses avec des arguments scientifiques, nous sommes traités un peu comme un paria ou un catastrophiste. Pourtant ce sont des choses essentielles que nous devrions connaître dans le cadre du changement climatique afin que nous puissions nous préparer à ce qui est en train de se passer.

Le monde change à grande vitesse avec l’impact du changement climatique et l’île Maurice, en tant que petit pays insulaire, est beaucoup plus exposée à tous ces phénomènes climatiques. Il faut comprendre aujourd’hui qu’il faut se préparer lorsqu’une catastrophe arrive. C’est-à-dire qu’il faut dire les choses comme elles sont, de façon scientifique, neutre, apolitique, libre de tout lobby économique.

Malheureusement lorsque nous sommes indépendants, ce que j’ai toujours été, nous sommes traités de catastrophistes lorsque nous disons la vérité mais les choses arrivent. Nous savons que des événements encore pires nous attendent à l’avenir. C’est le moment donc de changer d’attitude et de se remettre en question, d’accepter que des changements ont lieu au lieu de se conforter dans l’image de notre petit paradisiaque où tout va bien.
Sur un plan plus global, nous avons vu des inondations en France et en Angleterre. C’est le cas dans plusieurs régions du monde. Les pays les mieux préparés s’en sortiront le mieux.

À Maurice, nous sommes doublement obligés de nous préparer parce que nous figurons parmi les 50 pays les plus exposés aux impacts du changement climatique en tant que pays insulaire. Nous constatons, l’érosion de nos plages. Nous avons une des densités de population les plus élevées au monde avec 650 habitants par kilomètre carré. C’est énorme ! Ce qui représente sept fois la densité de la population en France. Tous les éléments sont réunis pour que le pays soit très vulnérable au changement climatique. Il faut prendre cela en considération dans toutes les sphères de notre réflexion, que ce soit économique, sociale, environnementale ainsi que dans la planification territoriale. Il faut prendre conscience que tout change rapidement.

Quelle est la part du changement climatique dans ce qu’on a pu voir durant le passage du cyclone Belal ?
Il faut reconnaître que le cyclone Belal était un bébé. Ce n’était pas un cyclone de la catégorie 3, 4 ou 5. Les rafales ont atteint à peine les 120 km/h. Nous avons pris la peine de passer en alerte 4. Belal était un météore très faible. Nous avons eu eu de la chance. S’il avait été plus puissant, la situation aurait été cataclysmique. Si un cyclone aussi faible a pu créer autant de chaos à Maurice, cela veut dire qu’on n’est pas prêt à faire face à des catastrophes plus puissantes.

En vérité, nous avons oublié le risque cyclonique à Maurice. Nous n’avons pas passé le test cyclonique. Tout ce que nous avons construit dans la région Ouest depuis 2002, notamment de belles villas avec des baies vitrées, des constructions couvrant les flancs de montagne de 30% à 40%, c’est beau pour l’image de Maurice. Mais aucune de ces infrastructures n’a vécu un cyclone et nous ne savons pas comment ces infrastructures vont se comporter si des vents violents provenant d’un vrai cyclone étaient enregistrés.

En octobre de l’année dernière, à Acapulco, ville balnéaire américaine dans une zone qui n’est pas normalement sujette aux activités dépressionnaires, on a vu un cyclone passer de la catégorie 1 à 5 en 24 heures. Il a détruit complètement la ville. Après les violents cyclones des années 60, nous nous sommes adaptés en passant du bois au béton. Depuis 2002, nous avons fait du joli et du beau, nous ne sommes pas préparés aux cyclones. Nous avons construit dans des zones à risques.

Pour moi, Belal était un Mock Exam, nous avons failli lamentablement. C’est du 4/20. Nous avons baissé la garde par rapport au cyclone et ignoré les changements qui ont eu lieu. Notre système d’alerte est encore archaïque en dépit de tout.

Que voulez-vous dire ?
Nous sommes encore dans un système de classe de vent. Il faut attendre que les rafales atteignent 120 km/h pour passer en alerte 4. Pourquoi 120 km/h ? Pourquoi pas plus ou pourquoi pas moins ? Or un cyclone est un Multi Hazard. Cela veut dire que le cyclone comprend du vent, des houles, des pluies torrentielles, des glissements de terrain.

Or à Maurice, nous nous limitons qu’au vent pour les alertes cycloniques. C’est la raison pour laquelle nous avons considéré que Belal était un cyclone faible. Les rafales enregistrées n’allaient pas être très fortes. C’est vrai, il n’y a pas eu de vents violents. Toutefois, il est désormais reconnu à travers le monde que le danger d’un cyclone, ce qui tue et affecte le plus les infrastructures, c’est l’eau. Ce sont les inondations, les tsunamis, etc. Cela n’a pas été pris en considération dans le cadre des prévisions météoriques. Nous nous sommes contentés de regarder le vent et an a maintenu une classe 1 pour s’assurer que l’économie tourne après les grandes vacances. Il y a beaucoup d’inadéquations qui ont amené à cette situation.

Ce qui m’inquiète c’est qu’en 2019 il y a eu un changement de législation, la Mauritius Meteorological Act. Cette législation a remis en question l’indépendance du directeur des services météorologiques. Alors qu’auparavant il avait le pouvoir suprême, ce qui était normal parce que le service météorologique n’entre pas dans la politique et se contente des observations scientifiques. Or depuis 2019, le directeur de la météo est placé sous la supervision d’un Administrative Officer nommé par le ministre.

Une deuxième clause stipule que le directeur de la météo doit recevoir des General Instructions du ministre. En gros, en enlève le pouvoir décisionnel du directeur de la météo pour le donner à un ministre et à un Supervising Officer. Cependant, un fonctionnaire, au lieu de prodiguer un conseil oral, peut mettre son avis sous forme de note dans un dossier, par exemple pour dire qu’il compte mettre un avis de classe 3 dans la matinée. Il revient alors au Supervising Officer ou au ministre de prendre ensuite la responsabilité. Est-ce que le directeur de la météo l’a fait ? Nous ne le savons pas. Il est pour le moment suspendu. Nous n’écartons pas la possibilité qu’il retrouve sa place à l’avenir.

Il y a aussi le NEOC. Quel est son rôle dans tout cela ?
Le NEOC est présidé par le ministre. Il doit prendre sa décision basée sur un élément technique. Il y a une équipe de prévisionniste à la MTS et le directeur vient avec un avis qu’il transmet au NEOC. Est-ce qu’il y a eu une intervention préalable auprès du directeur de la météo avant qu’il ne fasse sa déclaration ? Nous avons besoin de savoir. Il se pourrait que la responsabilité du directeur de la Météo soit engagée mais il faudrait aussi voir la responsabilité du collectif.

D’un point de vue technique, Belal n’était pas dangereux en termes de vent. Ce qui était dangereux, c’était la houle cyclonique, l’onde de tempête, les marées astronomiques combinées (le 15 janvier est le jour où on a enregistré les plus hautes marées. On n’était pas loin des marées d’équinoxe), les masses d’eau qui descendent des montagnes en raison des pluies. Tout cela a provoqué un Coastal Squeeze. D’un côté, l’eau arrive des montagnes et de l’autre la mer monte, empêchant l’évacuation de l’eau. Ce qui a donné lieu à un phénomène comparable à un mini-tsunami. Le même phénomène s’était produit en 2013. On ne peut plus calculer le danger en fonction du vent, mais conformément au protocole établi mais il faut prendre en compte la dimension de Multihazard.

Voulez-vous dire que nous n’avions pas tiré les leçons des inondations précédentes, dont celles de 2013 ?
À Maurice, nous pouvons le voir au niveau de l’administration publique et de celle des ministères, nous pratiquons une approche compartimentée. Le Flash Flood est un problème, le cyclone, le vent, c’est un autre problème. Il y a une convergence entre toutes ces manifestations climatiques. Une intégration des données est nécessaire avant de prendre une décision.

Regardons le système d’alerte de Météo France Réunion. Il y a le système d’alerte orange, rouge, violet. Ensuite, au bas, il y a des onglets qui comprennent des ondes de tempêtes, les houles, inondations, indiquant quelles rivières sont en crue, etc.

D’ailleurs, d’après la Meteorological Services Act de 2019, le rôle de la météo par rapport aux marées et aux houles est bien défini. Vous êtes responsables de ABCE et lorsqu’il y a un danger, vous ne regardez pas uniquement B. Ensuite depuis 2013, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Il y a eu le rapport Domah, il y a eu le Land Drainage Master Plan et plein de rapports qui ont été publiés.

Ne devrait-il pas y avoir une carte indiquant dans tous les endroits les routes inondables afin de les éviter par temps de pluies ?
Dans le Land Drainage Master Plan, il y a une carte avec des zones inondables et les zones à haut risque. Ce rapport ainsi que ces cartes ont été approuvés par le conseil des ministres. Malheureusement, le rapport n’a jamais été rendu public. Il est dans l’intérêt du gouvernement de jouer la carte de la transparence. Si vous voyez que votre maison est dans une zone à haut risque vous prenez les dispositions nécessaires. Nous ignorons pourquoi ce rapport est resté privé. Est-ce pour des raisons spéculatives ? Est-ce parce que les spéculateurs doivent vendre leur ERS, leur RES, etc. ? Est-ce pour des raisons économiques ?

Les implications de ce rapport sont claires. Il y a des zones qui sont inondables. Il y a aussi une étude détaillée sur le ruisseau du Pouce. Si nous prenons les photos de 2013 et de 2024, c’est Bis Repetita. C’est la même situation. Il y a des études et des recommandations qu’il faut prioriser et il y a des zones du pays qui sont devenues inhabitables. Nous sommes en année électorale. Est-ce que quelqu’un aura le courage de dire aux personnes concernées : « Vous êtes dans une onde inondable, il faudra vous relocaliser. Certaines régions de Port-Louis deviendront inhabitables » ?

Quelles sont les mesures correctives qui doivent être prises ?
Il faut prendre des mesures même si elles sont impopulaires. Nous avons créé beaucoup d’autorités : la Land Drainage Authority, le NEOC, la Climate Change Act. Le cadre légal est là, le cadre technique est là. Il faut une mise en œuvre. Il faut pouvoir briser les murs pour faciliter la circulation de l’eau. Il faudrait élargir la rue La Bourdonnais et éliminer tous les blocages. Les drains ont été bloqués par des infrastructures. Nous savons aujourd’hui avec le Caudan et des infrastructures qui ont été construites que certaines zones de Port-Louis deviendront inhabitables. Le niveau de la mer continuera de monter. Au fur et à mesure qu’il pleut, l’eau de pluie s’évacuera de plus en plus difficilement.

Regardez le flanc de la montagne à Tamarin. Des autorisations de construction ont été données près des Wetlands. Il y a aussi des constructions illégales dans les réserves de rivière. Nous avons construit un beau centre sportif dans le lit de la rivière Tamarin. Tout cela pour dire que nous continuons à prioriser le développement économique et les revenus à court terme. Il y a peu d’investisseurs et beaucoup de spéculateurs fonciers qui vendent de beaux dessins sur ordinateur en trois D alors que lorsque nous visitons les terrains, nous nous rendons compte que ce n’est pas du tout cela.

Nous pensons parfois que les drains vont résoudre le problème alors que c’est l’infrastructure qu’il faut revoir. Un drain transfère l’eau du point A au point B. Nous avons vu des quantités de drains au morcellement De Chazal à Flic-en-Flac, mais les drains ne débouchent aucune part et nous avons bétonné de trois côtés. Nous avons transformé les autoroutes en drains avec la construction de murs en béton. L’eau va monter inévitablement. Il faut casser les murs, les infrastructures et relocaliser.

Y a-t-il une différence entre ce qu’il s’est passé cette année et en 2013 ?
En 2013, le phénomène était localisé à Port-Louis. Cette fois, il s’est étendu sur toute la région côtière. Les torrents qui descendaient des rivières se sont heurtés à l’eau de mer. Cela a été le cas pour tous les cours d’eau entre Baie-du-Tombeau et le Sud. Si le cyclone était plus puissant avec plus d’eau, nous aurions pu avoir 300 à 400 millimètres de pluie sur toute l’île. Nous aurions circulé en bateau. Je pense que nous ne sommes plus en situation de changement climatique, nous sommes en situation d’urgence de catastrophe climatique.

La température de la mer a enregistré une hausse de 1%. Quelles sont les implications ?
Nous avons justement toute la chaleur stockée dans l’atmosphère, nous avons vu des augmentations de température jusqu’aux 600 premiers mètres de l’océan. Nous avons vraiment une situation de catastrophe climatique. Pendant de nombreuses années, l’atmosphère et les océans ont absorbé beaucoup de chaleur. Ils ont servi de tampon et aujourd’hui ces tampons sont saturés. La chaleur ressort. Or, le moteur d’un cyclone c’est la chaleur de l’océan. Nous sommes désormais en présence d’un changement exponentiel. Ce qui arrive ira s’accélérant d’année en année.

Un mot sur COP 28 ?

Pour moi, les conférences internationales sont toujours les otages des compagnies pétrolières. Beaucoup de pays développés et émergents dépendent toujours de l’énergie fossile. Pour attaquer le changement climatique il y a deux solutions : l’atténuation et l’adaptation.

Aujourd’hui, l’atténuation est un non-sens parce que les pays ne font pas les efforts nécessaires. Maurice n’est pas un exemple. 80% de notre électricité est produite à partir de l’huile lourde. Nous avons 700 000 véhicules pétroliers sur les routes. Nous avons mis un métro léger qui fonctionne à partir de l’électricité produite à partir de l’huile lourde. Nous n’avons pas le droit de faire installer des panneaux solaires sur nos toits parce qu’il faut demander la permission au CEB sinon on vient vous l’enlever. C’est une aberration. Le soleil appartient à tout le monde. Nous n’avons pas encore démocratisé le soleil. Le CEB en est toujours le propriétaire. Je suis inquiet car aujourd’hui même si nous essayons de fournir des efforts c’est déjà trop tard. La seule solution qui nous reste est de nous adapter

À Maurice en plus de Land Drainage Master plan, nous avons aussi fait la Vulnerability Assessment. Avec le changement climatique il y aura des journées où les gens ne pourront pas travailler non seulement parce qu’il y aura un avertissement cyclonique mais parce qu’il faudra mettre en place un système d’alerte canicule. Les gens peuvent mourir de la chaleur. D’ailleurs, beaucoup de personnes ne peuvent pas vivre sans climatisation. Le pire est que dans cette situation de crise climatique, nous continuons avec le Business As Usual. Ce n’est pas une question de moyen. C’est une question de volonté. Il faut penser dans le long terme. Il faut une vision long terme et voir à partir maintenant qui sont ceux qui devront être déplacés d’ici 10 ans.

Que faire des zones inondables ?
Dans ces zones, nous devrions pouvoir soit construire sur pilotis, évacuer, être délocalisés, soit signer un papier pour dire que nous acceptons de prendre de risque et de rester. Il faut que tous les gens qui vivent dans les zones inondables sachent à quoi ils sont exposés. Il faut jouer la transparence. Nous ne pouvons pas continuer à garder le Land Drainage Master Plan dans le tiroir.

À partir de là, nous devons agir comme des adultes et prendre les décisions qu’il faut. Nous devrions pouvoir avoir un dialogue tripartite gouvernement, secteur privé et la population concernant les zones à risques. Il y a même un Digital Elevation Model (DEM) qui a été fait. Nous savons quelles sont les personnes à risques. Il faut prendre les taureaux par les cornes.

Le mot de la fin ?
En cette année électorale, je trouve dommage qu’aucun parti politique ne soit venu avec le changement climatique comme élément phare. Pourtant c’est ce qui va déterminer notre avenir. Arrivera un moment que beaucoup de chose que ce soit l’économie, la santé , l’agriculture etc dépendra du changement climatique.

« Notre système d’alerte est encore archaïque. On est encore dans un système de classe de vents. Il faut attendre que les rafales atteignent 120 km/h pour passer en classe 4. Pourquoi 120 km/h ? Pourquoi pas plus ou pourquoi pas moins ? Un cyclone est un “multi hazard”. Cela veut dire qu’il comprend des vents, des houles, des pluies torrentielles, des glissements de terrain. Mais à Maurice, on se limite au vent pour les alertes cycloniques. »

« Si le cyclone était plus puissant avec plus d’eau, on aurait pu avoir 300 à 400 mm de pluies sur toute l’île. On aurait circulé en bateau. Je pense qu’on est plus en situation de changement climatique, mais en situation d’urgence de catastrophe climatique. »

« Dans le Land Drainage Master Plan, il y a une carte avec des zones inondables et les zones à haut risque. Ce rapport ainsi que ces cartes ont été approuvés par le Conseil des ministres. Malheureusement, le rapport n’a jamais été rendu public. Il est dans l’intérêt du gouvernement de jouer la transparence. »

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