Cassam Uteem, ex-président : « Autoriser l’accès aux données numériques nationales à une « entité étrangère » relève de la haute trahison »

Jeudi dernier, à la surprise générale, Sherry Singh, directeur général de Mauritius Telecom et blue-eyed boy du MSM, faisait savoir qu’il avait soumis sa démission au conseil d’administration de la compagnie. Il expliquait qu’il s’en allait parce qu’on avait essayé de le « forcer à faire quelque chose qui était contre mes valeurs. » Le lendemain, il quittait les bureaux de MT sous les applaudissements des employés, et dans l’après-midi accordait une interview à Radio Plus et dans laquelle il a donné les raisons de sa démission et fait des allégations extrêmement graves contre le Premier ministre, Pravind Jugnauth. Samedi matin, nous sommes allés demander à Cassam Uteem, ancien président de la République, de réagir aux allégations/accusations de l’ex-CEO de MT.

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Hier soir, sur une radio privée, Sherry Singh, le CEO démissionnaire de Mauritius Telecom, — une des plus importantes entreprises mauriciennes, dont le gouvernement est l’actionnaire majoritaire — a fait de graves accusations. Il a nommément accusé le Premier ministre d’avoir essayé de le forcer à introduire une « third party » étrangère dans le système de Mauritius Telecom pour contrôler le trafic sur internet des Mauriciens. Quelle est votre réaction ?

— Il faut d’abord souligner, et c’est très important, que ces allégations ne sont pas faites par n’importe qui. M. Sherry Singh était, jusqu’à jeudi, non seulement à la tête d’une des plus importantes compagnies de l’État, mais il a été jusqu’à récemment un des très proches collaborateurs du Premier ministre…

Dont il a été officiellement, pendant quelques années, un des principaux conseillers au niveau du PMO. Il a aussi été un des principaux membres de ce que l’on appelle « Lakwizinn », l’instance qui conseille le PM…
—À ce double titre, il est considéré comme étant quelqu’un de crédible et les propos qu’il a tenus vendredi sont d’une extrême gravité. Il faut analyser avec attention ses propos. Il a déclaré que le Premier ministre lui a demandé d’autoriser une tierce partie d’accéder à tous les mails, tous les sites web, tous les messages entrants et sortants sur internet de Maurice. Le Premier ministre a donc demandé que toutes les communications des Mauriciens sur internet soient contrôlées, visées, ramassées, gardées pour un usage qui n’a pas été révélé par un individu ou une compagnie étrangère. Ou, ce qui est encore plus grave, par un pays étranger. Si tel est le cas, surtout s’il s’agit d’un pays étranger, je considère que c’est un acte de trahison contre le pays, la nation. Pour moi, autoriser l’accès aux données numériques nationales à une « entité étrangère » relève de la haute trahison. Le Premier ministre n’a pas le droit de ne pas répondre, de ne pas expliquer, de faire comme si, après ces allégations/accusations, les choses peuvent continuer comme avant, que c’est business as usual. Ce n’est pas possible. Il est du devoir du Premier ministre de venir démentir ces allégations/accusations, car autrement, il serait coupable de trahison. De haute trahison, comme cela a été déjà dit. Il doit venir donner aux Mauriciens la garantie que tel n’a pas été le cas et que M. Sherry Singh est train d’affabuler. Mais je le répète : les propos de M. Sherry Singh sont très graves et ne peuvent être écartés d’un revers de la main.

Est-ce que ce démenti du Premier ministre n’aurait pas dû avoir était fait depuis vendredi, juste après que les allégations/accusations ont été faites en direct sur Radio Plus ? À l’heure où nous parlons, samedi matin, le PMO n’a pas encore réagi…
— Vous avez raison. Effectivement, la réponse, la réplique aurait dû avoir été immédiate. Il paraît qu’il y ait eu une espèce de réplique aux accusations de l’ex-CEO de MT à la radio de la part d’une ministre qui est venue parler de mythologie ou de la religion hindoue. Cela n’a rien à voir avec la question qui est concernée, à moins que ce ne soit une tentative de semer la confusion dans la tête des Mauriciens. On est en face d’une accusation grave et directe : le Premier ministre a demandé au DG de MT qu’un « pays » ou une « compagnie étrangère » ait accès à toutes les données des Mauriciens pour les contrôler. Qu’est-ce que la mythologie a à faire dedans ? Je suis surpris que depuis vendredi, et à part cette « intervention » ministérielle, le Premier ministre n’ait fait aucune déclaration à ce sujet ! Est-ce qu’il attend que le leader de l’opposition vienne avec une PNQ au Parlement pour répondre aux allégations/accusations de l’ex-CEO de MT ?!

À moins que le Premier ministre ne fasse lire un communiqué à la MBC…
— Les allégations/accusations sont trop graves pour que le Premier ministre n’y réponde pas en personne et fasse lire un communiqué par le journaliste de service à la MBC. Je pense que le Premier ministre devrait convoquer l’ensemble de la presse écrite et parlée pour faire une déclaration et répondre à leurs questions sur cette affaire. Cette affaire est beaucoup trop grave, c’est une des affaires les plus graves qui soient arrivées dans le pays depuis l’indépendance. On ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé depuis vendredi soir.

Vous avez utilisé le terme « haute trahison » au début de cette interview. Est-ce que ce n’est pas un terme trop fort ?
— De quoi est-il question dans cette affaire ? L’ex-CEO du service des télécommunications est venue dire que le Premier ministre voulait le forcer à laisser une « entité étrangère » entrer dans le système de MT pour espionner et contrôler les données des Mauriciens. Toutes les données de Maurice, même celles concernant l’État, le secteur bancaire, etc. Comment qualifier le fait de donner à un pays ou une entité étrangère l’accès à des données nationales confidentielles, secrètes ? C’est inacceptable. L’expression haute trahison n’est pas trop forte et décrit la situation. Il appartient au Premier ministre de venir prouver le contraire.

Les déclarations de Sherry Singh ne concernent pas que Mauritius Telecom, il explique aussi la manière toute particulière de fonctionner des institutions gouvernementales. Notamment en matière de recrutement et de promotions…
— Cette partie des déclarations de M. Singh vient confirmer ce que nous savions déjà et que l’opposition dénonce depuis des mois. Par exemple, que quand il y a un exercice de recrutement ou de promotion dans le service public ou un des corps paraétatiques, seuls les partisans d’un parti politique sont promus. Le règne du népotisme est confirmé, comme celui de la règle, non écrite mais pratiquée, selon laquelle the winner takes all dont je vous ai déjà parlé dans une précédente interview. Nous avons aujourd’hui la confirmation de ces faits de quelqu’un qui a été très proche du pouvoir, qui vient dire qu’on lui a demandé de « donn promosion zis nou dimounn. » Et selon Sherry Singh, quand il a refusé de le faire, cela a été mal pris.

M. Singh n’a pas dit pendant combien de temps il avait lui-même appliqué cette politique ! La ministre qui avait été désignée par le PMO pour donner la réplique à l’ex-CEO de MT, en sus de parler de mythologie et de trahison d’amitié, a demandé à Sherry Singh d’aller faire une déclaration à la police. Autrement dit, d’aller à la police faire une déclaration contre le ministre de tutelle de cette même police !
— Après ce qu’il a dit publiquement sur les ondes, M. Sherry Singh n’a pas besoin d’aller faire une déclaration à la police. Ses déclarations sont, depuis vendredi soir, dans le domaine public et c’est à la police d’aller lui demander une déclaration, pas le contraire. Est-ce que la police et les autres institutions de surveillance n’écoutent pas les radios ? Quand quelqu’un fait une critique contre le gouvernement, la police intervient tout de suite. Quand une internaute écrit un commentaire contre le Premier ministre, la police débarque chez elle au petit matin avec des chiens policiers ! Quand des intervenants d’une émission radio sont trop critiques, une enquête est ouverte et la radio sanctionnée. Quand des Mauriciens protestent contre la hausse du prix de l’essence, la police les interpelle et les traîne en justice à toute vitesse. Dans le cas qui nous occupe — un cas qui est d’une extrême gravité — la police ne fait rien ! La police aurait dû avoir ouvert une enquête sur-le-champ tellement les accusations sont graves et touchent à l’intérêt national, et demandé des explications à M. Sherry Singh sur les propos qu’il a tenus en lui demandant des preuves. Car M. Singh a laissé entendre avoir des preuves pour étayer ses propos.

Face à cette situation unique, comme vous l’avez souligné, quelles sont les actions qui pourraient être prises au niveau du Parlement ?
— Dois-je vraiment vous rappeler comment fonctionne le Parlement aujourd’hui ? Vous pensez que si jamais il y avait une motion de blâme de l’opposition contre le Premier ministre dans le cadre de cette affaire elle pourrait obtenir une majorité ? Aujourd’hui, et cela a été dit et répété, le Parlement est au service de l’exécutif. Ce que l’exécutif décide, les parlementaires de la majorité ne font que le ratifier. La majorité est le rubber stamp de l’exécutif et il n’existe aucune possibilité que le Parlement vote une motion que le Premier ministre n’approuve pas. Mais cela ayant été dit face à l’absence de réactions du Premier ministre, il est du devoir du leader de l’opposition de venir avec une Private Notice Question, lors de la prochaine session, pour lui demander des explications.

L’ancien CEO de MT a donné l’identité des membres de la fameuse « kwizinn » qui conseille le PM et le gouvernement. Une étude de cette liste révèle ce que vous aviez déjà dénoncé dans une interview à Week-End : que la très grande majorité de ses membres ne sont pas des élus et, par conséquent, n’ont pas de comptes à rendre au niveau institutionnel…
— Merci de vous rappeler que j’avais déjà dénoncé cette pratique dans vos colonnes. J’ai déjà dit que le plus grand drame de ce pays est qu’aujourd’hui, ce ne sont pas des élus qui prennent les décisions, mais des nominés politiques. Un Premier ministre et un ministre ont le droit d’avoir des conseillers, mais ces derniers sont là pour conseiller, pas pour décider, pour donner des instructions aux fonctionnaires à la place des élus. Le peuple n’a pas voté pour ces conseillers qui, aujourd’hui, décident à la place des élus au nom du pays. Je suis dans la politique depuis de longues années et je n’ai jamais vu une telle situation d’ingérence dans les affaires de l’État et autant de décisions prises par des non-élus, des décisions exécutées. Combien d’organismes paraétatiques et de compagnies publiques sont soumis à des pressions pour leur faire faire des choses illégales, immorales et inacceptables dans un pays démocratique ?

D’après vous, qu’elle va être l’évolution de la situation de cette affaire : les choses vont se tasser et le Premier ministre va, comme il en a l’habitude, poursuivre ses détracteurs en justice pour diffamation ?
— Avec cette affaire, les Mauriciens, la société civile, les associations doivent se rendre compte du niveau auquel notre pays est arrivé. C’est vrai que nous sommes arrivés à un stade à Maurice où tout semble accepté, oublié et que les affaires se tassent et on ne réagit pas. Des gens meurent et on ne fait pas d’enquête. Des gens meurent dans des circonstances étranges et on ne fait pas de vraie enquête pour savoir qui est/sont les coupables. On dirait que tout devient possible à Maurice, ce qui est bien triste.

Sherry Singh a aussi déclaré « nou pou lev enn tsunami si lepep anvi sanzman. » Est-ce que c’est une indication qu’il se dirige vers la politique active ?
— Je suis incapable de répondre à cette question qu’il faudrait lui poser. Mais ses propos indiquent, quand même, qu’il ne compte pas s’arrêter à une simple allégation/dénonciation. Commet va-t-il réagir et que va-t-il faire à l’avenir ? Est-ce qu’il va faire de la politique active comme certains le pensent, le souhaitent ? Le temps nous le dira. Mais, ce qui est important, primordial, c’est que le Premier ministre sorte de son silence pour s’adresser à la population pour la rassurer le plus vte possible et démentir les propos de M. Singh. Maintenant, si ce que M. Singh dit est vrai et qu’il peut le prouver, le Premier ministre aura à tirer ses conclusions logiques de son action future.

En dehors de demander des explications au Premier ministre, que devrait faire l’opposition ?
— Nous l’avons déjà dit, avec cette majorité rubber stamp de l’exécutif, la marge de manœuvre de l’opposition est limitée au Parlement. Mais avec la levée des restrictions sur le nombre de personnes autorisées à assister/participer à un rassemblement, je pense que l’ensemble de l’opposition…

Si elle arrive à mettre de côté ses nombreuses divergences…
—… je pense que l’ensemble de l’opposition devrait réagir en faisant appel à la population et lui demander de prendre ses responsabilités. Nous avons tendance à critiquer l’opposition et parfois, avec raison, mais il ne faut pas oublier que c’est la population qui élit le gouvernement. Face à la situation déclenchée par les déclarations de M. Sherry Singh, la population doit décider si elle va faire comme si rien de grave ne s’est passé ou réagir. Si la population ne réagit pas face aux allégations/accusations de M. Sherry Singh, cela voudra dire qu’elle se sent à l’aise avec la politique menée par ce gouvernement. Il ne faut pas oublier que la population a non seulement le gouvernement qu’elle élit, qu’elle choisit, mais aussi le gouvernement qu’elle mérite.

Comment interprétez-vous le fait que, vendredi, quand il a quitté les locaux de Mauritius Telecom, Sherry Singh a eu droit à des applaudissements et à une haie d’honneur ?
— On m’a aussi dit que certaines succursales se MT avaient fermé en signe de solidarité avec l’ex-CEO, ce qui avait perturbé le service et causé des problèmes à ses utilisateurs. Cela démontre que M. Sherry Singh sait bien faire son marketing personnel et a minutieusement préparé et organisé sa démission.

Dans l’après-midi de samedi, le Premier ministre a tenu un point de presse. Il a demandé à Sherry Singh d’aller faire une déclaration à la police pour que celle-ci puisse ouvrir une enquête sur les allégations/accusations faites vendredi, plus particulièrement sur la demande d’autoriser une entité étrangère à utiliser le système de MT pour avoir accès aux communications des Mauriciens. Le Premier ministre a déclaré qu’il répondrait aux allégations/accusations après l’enquête de la police. Votre commentaire ?
— Pourquoi est-ce que le Premier ministre — qui est également le ministre responsable de la police  attend que la police ouvre une enquête sur des allégations/accusations aussi graves ? Comme je l’ai déjà dit, la police aurait dû avoir ouvert une enquête sans attendre des instructions depuis vendredi soir, de son propre chef. Le Premier ministre — responsable de la police — aurait dû avoir demandé à la police d’ouvrir une enquête depuis vendredi soir au lieu d’attendre que M. Sherry Singh aille faire une déposition pour déclencher la procédure. C’est le Premier ministre qui fait l‘objet d’allégations, c’est lui qui doit prendre l’initiative, pas M. Sherry Singh, qui a déjà fait ses allégations graves qui sont plus que diffamatoires ! La réaction du Premier ministre, au lieu de clarifier les choses et de répondre aux questions que les Mauriciens se posent depuis vendredi, ne fait qu’entretenir la confusion et le doute. C’est une situation malsaine.

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