C’est Pelé qu’on assassine

Un nouveau mot a fait son entrée le mois dernier dans le dictionnaire de la langue portugaise : le mot « pelé ». Cette apparition fait suite au décès, le 29 décembre 2022, de la légende brésilienne du football. Mais ce n’est pas comme nom propre que Pelé est désormais présent parmi les 167 000 mots du dictionnaire portugais, langue qui compte 265 millions de locuteurs à travers le monde.  C’est comme nom commun.

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Sur la version en ligne du dictionnaire Michaelis de la langue portugaise, la définition de pelé (sans la majuscule) se décline, en effet, comme suit: « Quelque chose ou quelqu’un qui sort de l’ordinaire, quelque chose ou quelqu’un qui, par sa qualité, sa valeur ou sa supériorité, ne peut être assimilé à rien ni personne d’autre, comme Pelé, surnom d’Edson Arantes do Nascimento (1940-2022), considéré comme le plus grand sportif de tous les temps ».

Michaelis donne également quelques exemples de son utilisation: « Il est le pelé du basket-ball», «elle est le pelé du drame brésilien», «il est le pelé de la médecine ».

En langue française, le nom Mozart est associé à l’expression de l’excellence. À l’origine, c’est Saint Exupéry qui, dans son roman Terre des Hommes en 1939, écrit en regardant des hommes marqués par les stigmates de la misère sociale : « Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné ». Par la suite, l’expression est reprise par Gilbert Cesbron qui, en 1966, publie C’est Mozart qu’on assassine, roman qui met en scène un enfant de 7 ans, qui va voir diverses circonstances briser son enfance, son potentiel et son avenir.

Il faudrait peut-être aujourd’hui trouver une référence mauricienne pour dire la réalité d’un pays qui brise ses enfants et assassine leurs possibilités d’avenir. Car c’est bien ce que montrent les chiffres qui ont été révélés mardi dernier à l’Assemblée Nationale par la ministre de l’Éducation, chiffres jusque-là soigneusement tus. Et qui montrent que seuls 71 élèves sur 3,291 ont réussi les examens du NCE en 2022 et ont rejoint la filière régulière.

Chaque nouveau gouvernement est, à un moment ou un autre, venu de l’avant avec un programme pour ceux qui échouent à l’examen de fin de cycle primaire. Car il n’est évidemment pas possible pour un pays de se coucher sur le fait que, jusqu’à récemment, 50% de ses enfants sont rejetés du système scolaire à la fin du primaire.

Sous le gouvernement de 2000-2005, avait été mise en place la formule dite de Prevoc. Celle-ci impliquait un mélange entre apprendre à lire, écrire et compter d’un côté, et un apprentissage technique appliqué auprès de l’IVTB deux ou trois jours par semaine. Une formule imparfaite, mais qui a permis à un certain nombre d’enfants de prendre part aux examens de fin de cycle primaire alors appelés CPE, et de réintégrer la filière dite « régulière ». Ce qui a notamment été salué par l’obtention du Prix du Commonwealth « for best practices in education ».

Mais à Maurice, c’est bien connu, chaque nouveau gouvernement veut renverser ce qu’a fait le précédent, et tout chambouler pour imprimer sa marque, son nom. À sa prise de fonction comme ministre de l’Éducation, Leela Devi-Dookhun, mettant en avant une forme de stigmatisation générée par la formule Prevoc, décide donc de tout changer. Et d’instituer en 2018, en parallèle au 9-year schooling, la formule dite Extended Programme (EP), qui prévoit de permettre aux recalés de l’examen de fin de cycle primaire (cette fois rebaptisé PSAC), de se rattraper en leur donnant 4 ans au lieu de 3 pour accomplir les années suivantes. Une formule d’emblée remise en question par enseignants et syndicats, qui font valoir qu’il ne sert à rien, pour des enfants en grande difficulté, de leur imposer le même programme de 12 matières qu’aux autres, en leur donnant simplement un peu plus de temps.

En juin 2020, un mid-term report de la Banque Mondiale relève de nombreux et sérieux manquements dans cette formule. Puis, d’autres « urgences » se sont chevauchées. Il aura fallu que l’Évêque de Port Louis, Mgr Piat, en parle dans son message du 1er Mai dernier pour remettre le sujet sur le tapis. S’ensuit la question parlementaire du leader de l’Opposition, qui a contraint, mardi dernier, la ministre de l’Éducation à finalement révéler ces chiffres qui font froid dans le dos. En 2022, sur les 3,291 élèves inscrits à l’Extended Programme, 1,956 ont concouru aux épreuves du National Certificate of Education (NCE) et seuls 71 ont réussi à les passer et à rejoindre la filière régulière en Grade 10 (ex-Form 4). Soit un taux d’échec chiffré à 96.4%.

Un « échec historique », selon le leader de l’Opposition. Alors que la ministre de l’Éducation concède que « les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes », mais affirme qu’ « il ne faut pas se précipiter ».

Mais qu’attendons-nous encore ? Que la bombe nous explose au visage ?

Parce que c’est une véritable bombe que nous sommes en train de fabriquer si nous continuons à écarter ainsi nos enfants du système éducatif.

Car il n’y a pas que l’Extended Programme. Il y a aussi la faillite au sein du système dit régulier.

Sur le terrain, beaucoup d’éducateurs rapportent qu’un nombre important d’enfants ont tout bonnement quitté l’école après le COVID. Quel contrôle a été mis en place, alors que, d’après les lois en vigueur à Maurice, la scolarisation des enfants est obligatoire ? Ces éducateurs rapportent aussi que parmi ceux qui continuent à venir à l’école, il y a ceux qui ne viennent que deux fois par semaine. Et ceux qui sont à l’école, mais pas en classe. Que va-t-il en ressortir ?

L’urgence est criante. Et pourtant, nous jouons à l’autruche. Mais les chiffres ne peuvent être cachés pour toujours. Et même si la ministre ne les expose pas, il suffit d’aller fouiller un peu pour trouver notamment ceci : sur 18,613 enfants qui sont entrés au primaire en 2009 à Maurice et Rodrigues, seuls 5,640 ont pris part aux examens finaux de HSC en 2022. Et seuls 5,203 ont réussi à ces examens. En d’autres mots, moins de 1 enfant sur 3 qui entre à l’école primaire ira jusqu’au terme de son éducation secondaire…

Mais où vont les autres ? Que font-ils ?

Si l’on célèbre chaque année les lauréats, comment peut-on passer sur le fait que seuls la moitié environ des 5,640 participants à l’examen final sont autorisés à concourir pour ces bourses d’État ? Qu’est-ce qu’un système qui investit des milliards dans un système éducatif qui écrème au final au profit de quelque 2,000 grands bénéficiaires ?

À l’heure de la complexification grandissante du monde et de ses enjeux, à l’heure de l’avancée fulgurante de l’intelligence artificielle, comment peut-on envisager de priver nos jeunes d’une instruction de base en litéracie et numéracie pour ne les cantonner qu’à l’apprentissage de compétences techniques à reproduire ?

Cela relève-t-il d’une incapacité à prendre la mesure et à agir face aux enjeux de la modernité, ou est-ce un calcul tout bonnement cynique qui se dit que pour le « développement IRS » que nous mettons en place, nous aurons besoin de personnel peu qualifié à bas prix, ce qui ne se trouvera plus si tout le monde est diplômé ?

Chacun de nos enfants est unique et incomparable, potentiellement exceptionnel.

Combien de Mozart, de Pelé ou de tout autre nom sommes-nous en train d’assassiner ?

Comment pouvons-nous nous croire capables d’avancer en refoulant et frustrant autant d’êtres ?

Serons-nous étonnés à l’heure où sonnera la cloche du réveil ?

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