Éric Ng Ping Cheun, économiste : « Je pense que les élections auront lieu au milieu de l’année »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Éric Ng Ping Cheun. Dans l’interview réalisée jeudi dernier, il livre son analyse de la situation économique et prédit des jours difficiles après les élections, le vainqueur devant mener un politique d’austérité économique. Des élections qui, selon notre invité, devraient avoir lieu au milieu de l’année, et dont les résultats seront serrés.

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Comment est-ce que l’économiste tendance fourmi que vous êtes a accueilli la vague d’augmentations et d’allocations généreusement accordées par le gouvernement ces derniers mois ?
— Effectivement, c’est une vague. Il y a eu les Rs 20 000 accordées aux jeunes, l’allocation pour le premier enfant, l’augmentation du salaire minimum, l’allocation pour le end of year party des fonctionnaires et l’augmentation de la pension de vieillesse pour les 75 ans à monter. Tout ça sur une base universelle et sans conditions. Il est clair que nous sommes en pleine campagne électorale et le gouvernement préfère donner ces cadeaux monétaires bien avant de dissoudre le Parlement, pour ne pas faire face à des accusations de bribes électoraux par la suite. Le gouvernement semble être convaincu que pour combattre la cherté de la vie, il suffit de distribuer de l’argent : permettre aux Mauriciens de continuer à s’endetter pour soi-disant combattre l’inflation. C’est une fausse stratégie : si c’est ça la meilleure façon de combattre l’inflation, tous les gouvernements du monde l’aurait utilisée ! On sait très bien que distribuer de l’argent sans qu’il n’y ait une production correspondante ne mène qu’à plus d’inflation, on entre dans une spirale prix-salaire. Nous sommes en plein dans cette spirale qui fait que les gains salariaux obtenus vont être érodés par la hausse des prix.

Quelle est la stratégie du gouvernement : réagir aux propositions de Navin Ramgoolam qui, je le rappelle, avait promis d’augmenter le montant de la pension de vieillesse à Rs 13 500 quand il arrivera au pouvoir ? Et d’ailleurs pourquoi n’accorder cette augmentation qu’à ceux qui ont plus de 75 ans ?
— Tout simplement parce qu’il n’y a pas suffisamment d’argent dans les caisses de l’État pour augmenter tous les pensionnés ! C’est une fausse stratégie de communication qui a frustré tous les pensionnés âgés entre 60 et 75 ans. Il aura à réparer l’erreur. Tout cela est fait parce que les élections auront lieu tôt cette l’année, en mai possiblement.

Dans votre dernier blog, vous avez écrit que le gouvernement a INDÛMENT relevé le taux du salaire minimum. Vous pensez que le salaire minimum est top élevé à Maurice ?
— Tout est relatif. Il faut comparer le salaire minimum au salaire médian. Dans tous les pays du monde, le salaire minimum représente 60% du salaire médian. Avec l’augmentation qui vient d’être accordée, le salaire minimum à Maurice représente maintenant presque 90% du salaire médian. En se faisant, le gouvernement a bousculé toute la relativité de la hiérarchie salariale. Vous pensez que toutes entreprises peuvent supporter une hausse de 40% avec le salaire minimum ? Il y a aura beaucoup de frustrations parmi les salariés et une sorte de compression salariale pour ceux qui sont juste au-dessus du salaire minimum. Sans parler des licenciements dans les entreprises qui ne peuvent pas augmenter les salaires.

Vous avez souvent écrit qu’il fallait que le Mauricien se remettre sérieusement au travail pour produire plus, augmenter le gâteau national avant de le partager. Est-ce que le rehaussement du salaire minimum n’est pas une incitation à travailler plus ?
— Je l’espère. Mais ceux qui sont juste au-dessus du salaire minimum et qui n’ont rien obtenu ne seront aucunement motivés. Je pense que les employés ne seront pas plus motivés par cette hausse salariale. Avec cette mesure, ceux qui travaillaient plus pour arrondir les fins de mois n’ont aucun intérêt à travailler plus. Le problème c’est que c’est la production qui dicte le niveau salarial. Si la production n’augmente pas, l’entreprise ne peut pas augmenter sa masse salariale, au contraire, elle va geler les augmentations et les promotions pour rester dans les limites de son budget.

Le gouvernement n’a-t-il pas envisagé les conséquences que vous êtes en train de décrire avant d’augmenter le salaire minimum ?
— Je ne pense pas que le gouvernement — et tous ceux qui l’ont précédé — réfléchisse en termes d’analyse économique. Ce qui l’intéresse, c’est comment se faire réélire aux prochaines élections.

Dans votre dernier blog, vous avez également écrit : « il n’y a pas de logique à ce que l’État impose une hausse de salaires pour ensuite aider les employeurs à la payer avec l’argent des contribuables… »
— C’est comme ça tous les ans. L’année dernière c’était une allocation de Rs 1 000, qu’on vient de doubler. Soit vous accordez une compensation salariale que les employeurs peuvent payer, s’ils n’ont pas les moyens de le faire, vous n’accordez pas de compensation. Je ne comprends pas comment les contribuables payent les augmentations salariales accordées par le gouvernement aux entreprises privées ! Je pense qu’il faut être raisonnable dans les hausses salariales imposées par le gouvernement, et cette mesure n’a pas de sens économique.

En tout cas, on n’a pas entendu beaucoup d’employeurs protester contre cette mesure…
— Qui ne voudrait pas avoir de l’argent du gouvernement ? ! Je l’ai déjà dit, les entreprises sont là pour avoir le maximum de subventions possibles. Je l’ai écrit dans le Malade imaginaire, elles passent leur temps à la recherche de grants du gouvernement. On se réfère au Covid qui était une situation exceptionnelle, l’économie était à l’arrêt pendant plus de 96 jours et il fallait prendre des mesures. En 2021, le ministre des Finances a déclaré que la crise Covid était derrière nous. Si c’est le cas, il faut mettre fin à cette politique qui consiste à aider systématiquement les entreprises.

Le gouvernement, plus particulièrement le ministre des Finances, n’arrête pas de dire que le reprise est là et qu’elle est le résultat de sa politique économique…
— Il y a une reprise pour certains secteurs, pas tous. C’est le cas dans le tourisme, des secteurs financiers et professionnels, mais pas dans la manufacture qui a enregistrée une croissance négative en 2023 et le nombre d’employés de ce secteur est en baisse : il est passé de 51 000 en 2017 à 33 000 l’année dernière. Et c’est dans ce secteur que se trouvent beaucoup d’employés qui vont toucher le salaire minimal.

Ces augmentations ont poussé les Mauriciens à se précipiter dans les magasins et autres centres commerciaux pendant la période des fêtes. Est que pour les commerçants, la fin de 2023 et le début de 2024 ont été une bonne période commerciale ?
— Je crois que les dépenses de fin d’année des Mauriciens ont été normales. Il n’y a pas eu d’exagération. Il y a eu les achats alimentaires, mais au niveau des autres produits, je crois que malgré les hausses salariales — qui entrent vigueur à la fin de janvier —, les Mauriciens ont été plus ou moins prudents. Le gouvernement veut continuer à permettre aux Mauriciens de dépenser pour relancer la consommation, mais la croissance réelle n’a pas suivi.

Beaucoup d’économistes soulignent que l’économie est fragile avec les conséquences de la guerre en Ukraine, dans la bande de Gaza et dans la Mer Rouge. Malgré cette situation, le gouvernement maintient la distribution des augmentations et des allocations. D’où tire-t-il cet argent, du pétrole qu’on aurait trouvé à Agaléga ou en faisant marcher à plein régime la planche à billets ?
— C’est la planche à billets qu’on fait marcher. Le gouvernement a eu quand même entre Rs 55 et Rs 60 milliards de la Banque de Maurice en tant que don ! Tout n’a pas été dépensé, il y a un reliquat d’une dizaine de milliards de roupies dont il se sert pour ses largesses. Par ailleurs, il ne fait aucun effort pour réduire les dépenses de l’État afin de réduire le montant de la dette publique. On continue à dépenser et à s’endetter… en ajoutant de dettes à nos dettes. C’est vrai que l’inflation rapporte un peu plus de revenus à l’État à travers la TVA. Je pense que tout ça c’est politique, on ne regarde que le court terme et les moyens de se faire réélire, et après on verra.

Mais le feel-good factor provoqué par les cadeaux de Noël et de janvier va finir par s’évaporer. Il faut donc s’attendre à d’autres distributions de cadeaux électoraux…
— C’est pour cette raison que je pense que les élections auront milieu au milieu de l’année, pas à la fin. Le feel-good factor va s’évaporer dans la hausse des prix. Il faut s’attendre à tout au niveau des cadeaux électoraux, et je ne crois pas que le gouvernement va attendre que l’effet des cadeaux se soit évaporé pour convoquer le pays aux urnes.
Élections rapides ou pas, il faudra aussi s’attendre à une surenchère de l’opposition au niveau des promesses — et autres bribes électoraux. Les promesses vont sans doute se multiplier, mais il faudra bien que le prochain gouvernement, quel qu’il soit, mette de l’ordre dans les finances de l’État…
— Je crois qu’après les élections, le gouvernement sorti des urnes aura à faire face à une austérité budgétaire. Je sais qu’on n’aime pas ce terme, mais il n’y a pas d’autre solution. Il va falloir pratiquer l’austérité budgétaire, mais aussi réformer tout le système et aller vers le ciblage, qu’on le veuille ou pas.

Vous croyez que le Mauricien dont les cadeaux électoraux font partie de son ADN va accepter de se serrer la ceinture économique et le ciblage de la pension de vieillesse en refusant les cadeaux ?! Ce qu’il considère comme des acquis…
— Le gouvernement qui sortira des urnes sera confronté à la dure réalité économique. Il faudra faire en fonction de ce qui reste dans les caisses de l’État. Il ne pourra pas faire autrement que d’apporter des mesures économiques fortes, difficiles certes, impopulaires certainement. C’est ce qu’on attend d’un gouvernement surtout au début d’un mandat : qu’il mette de l’ordre, de la discipline pour relancer l’économie en encourageant les Mauriciens à travailler et à relancer la production, comme cela été le cas en 1982-83.

Quel que soit le gouvernement qui sortira des urnes, il aura donc à prendre des décisions dures, qui ne vont pas plaire à un électorat habitué aux cadeaux ?
— Il aura à le faire. Ce gouvernement aura à endosser le rôle du père Fouettard au lieu de jouer au bonhomme Noël tout au long de l’année.

Qu’est-ce qui reste dans la caisse de l’État aujourd’hui, est-ce que les chiffres sont connus ?
— Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de transparence au niveau des finances publiques, en ce qui concerne les dépenses et les revenus. Les chiffres ne sont connus que trois mois après. On a des rentrées d’argent : les taxes des compagnies en décembre, l’impôt sur le revenu en septembre et la TVA tous les trois mois en général. Mais on a un déficit primaire qui nous mène à l’endettement.

Après tout ce que vous venez de dire sur la situation économique du pays avant les élections, quelles sont vos prévisions pour 2024 ?
— Je pense que nous aurons un taux de croissance moindre que l’année dernière, qui était de 7%. Dans la mesure où nous sommes dans une année électorale, les entreprises privées vont adopter une position d’attentisme…

Tout en finançant les différents partis et alliances politiques…
— C’est vous qui le dites ! Plus les élections vont tarder, plus l’attentisme va augmenter et s’installer : il n’y aura pas d’investissement. La consommation sera modérée avec les hausses de prix, l’exportation des produits manufacturés relèvera difficilement la tête avec ce qui se passe dans la Mer Rouge et les autres points chauds de la planète, ce qui va provoquer des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement.

Sunil Ramgobin, le Chief Business Officer de la banque ABSA, prévoit un taux de croissance de 4,7% et une inflation en dessous de 4%. Vous êtes sur la même longueur d’onde que lui ?
— Sur le taux de croissance oui, mais pas sur l’inflation. Toutes les augmentations salariales et allocations dont nous avons parlé vont provoquer des poussées inflationnistes dans les premiers mois de l’année. Peut-être que l’inflation pourrait se tasser au troisième trimestre. Mais s’il y a une élection avant juin, beaucoup d’argent va circuler dans le pays, ce qui va augmenter l’inflation. On sait que l’argent circule beaucoup au cours du dernier mois de la campagne électorale. Je crois que nous allons faire face à une autre année inflationniste.

Quelle est la mesure économique que le gouvernement doit à tout prix éviter de prendre cette année ?
— Le combat contre l’inflation est toujours d’actualité, c’est le talon d’Achille du gouvernement. Et je crois qu’on ne prend pas suffisamment de mesures pour la contrer. Attention, je ne suis pas pour un contrôle des prix qui pourrait déboucher sur des pénuries et le marché noir. Au niveau du ministère des Finances, il y a deux façons pour combattre l’inflation : diminuer les dépenses publiques et augmenter le taux d’intérêt bancaire, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à maintenant. L’augmentation du taux d’intérêt permet de rendre la roupie plus attractive par rapport aux devises étrangères et de contrôler — ou plus exactement caler — la dépréciation de la roupie.

Vous dites que la situation économique n’est pas au beau fixe et pendant ce temps les banques commerciales annoncent des profits substantiels et font assaut de communiqués pour afficher leurs bons résultats…
— Il faut d’abord préciser que plus de cinquante pour cent des profits bancaires viennent de l’étranger. Les banques gagnent beaucoup sur les non interest income et les commissions. Il y a eu d’ailleurs un communiqué de la Banque de Maurice à ce sujet pour rappeler les banques à l’ordre. Je ne crois pas que l’économie va aussi bien que les banques, parce que d’une certaine façon elles ont une assise solide et ne font que générer de l’argent sur des prêts déjà déboursés. Mais il n’y a pas beaucoup de nouveaux prêts.

Le président français, Emmanuel Macron, vient de choisir comme Premier ministre Gabriel Attal, qui est âgé de 34 ans. À Maurice, les candidats au poste de Premier ministre touchent tous la pension de vieillesse ! Est-ce que ça veut dire que les partis politiques ne sont pas capables renouveler, de rajeunir leur personnel politique ?
— Il est très difficile de renouveler le personnel politique à Maurice. Depuis cinquante ans, le monde politique local tourne autour de trois noms : Ramgoolam, Jugnauth et Bérenger, qui ont chacun leur mérite. Mais il est important de rajeunir la classe politique locale, c’est ça qui donne de la perspective et peut encourager les jeunes à rester au pays. Les partis politiques mauriciens fonctionnement de telle manière qu’il est difficile — pour ne pas dire impossible — aux jeunes loups d’émerger. Mais pour revenir à Gabriel Attal, je pense qu’il est trop jeune pour diriger un gouvernement comme celui de la France, qui est une puissance mondiale. Pour ce faire, il faut une solide dose d’expérience qu’il ne semble pas avoir, à mon avis.

Est-ce que vous seriez tenté de faire un pronostic sur les résultats des prochaines élections locales ?
— Je pense que le résultat sera serré et que, valeur, du jour aucune alliance ne peut être affirmative pour dire qu’elle a déjà remporté les élections. Tout est possible et, comme d’habitude, tout peut basculer dans la dernière semaine ou au cours de la dernière journée — ou de la dernière soirée — avant le vote.

Une question personnelle pour terminer. Aux dernières élections générales, vous avez été candidat jusqu’à la veille du Nomination Day, quand le ticket qu’on vous avait promis a été donné à un autre. Malgré cette expérience, êtes-vous candidat à un ticket ?
— De par mon expérience de 2019, je pense qu’il faut attendre la toute dernière minute pour être sûr d’avoir un ticket. Valeur du jour, personne ne m’a fait de proposition, mais si cela est fait, je vais considérer l’offre.

Vous pourriez considérer l’offre, si elle vous est faite, malgré tout ce qu’on dit sur les partis politiques, leurs leaders, la manière dont les tickets sont distribués ?
— Merci de me poser la question. Je ne suis pas du genre à critiquer, à la radio ou dans la presse à longueur de journée, mais qui ne s’engage pas. Je crois que c’est facile de critiquer sans s’engager. Il faut aussi essayer de mettre en pratique ce que l’on prêche, ce que permet la politique. Je ne suis pas de ceux qui restent dans le commentaire.
C’était en tout cas une demande de ticket en bonne et due forme !

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