Me Antoine Domingue : « Le pouvoir glisse vers la tentation totalitaire »

l Comment expliquez-vous le fait que les pétitions contestant les résultats des élections de 2019 n’aient pas encore été jugées deux ans après ? Si on continue à ce rythme, les jugements seront rendus après les prochaines élections !

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— On avait dit qu’il était impérieux que les pétitions électorales soient traitées en priorité et on a fait du progrès. Mais une affaire devant la cour comporte plusieurs étapes. Il faut d’abord que l’affaire soit en état, le dossier bouclé et les décisions interlocutoires rendues pour que la procédure puisse commencer. Vous avez sans doute noté que certaines pétitions électorales ont été abandonnées. Cela avance et il reste encore trois ans avant la fin du mandat de l’actuel gouvernement. Cela laisse encore du temps pour envisager un recours au Privy Council, si le besoin se fait sentir. Si on doit aller devant le Privy Council, les choses iront beaucoup plus vite. Cela a été le cas pour l’affaire Ashock Jugnauth, qui avait fait appel du jugement de la Cour suprême devant le Privy Council, qui a rendu son jugement avant la fin du mandat électoral en cours.

l Il y a trois ans, vous nous aviez déclaré que Maurice était en train de prendre le chemin de la dictature. Avons-nous « progressé » dans cette voie ?

— Sous certains aspects oui, sur d’autres moins. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque j’ai fait cette déclaration dans un contexte précis. La police avait arrêté un avoué qui revenait de l’étranger après avoir vu un client, et a tenté d’avoir accès à ses documents confidentiels. Si on interfère avec le mécanisme de la justice, comme dans ce cas, on fait un pas vers la dictature. Il fallait tirer la sonnette d’alarme et je l’ai fait en tant que président du Bar Council. Si dans ce cas la situation s’est améliorée, dans d’autres, comme le récent amendement à l’IBA Act, ce n’est certainement pas. Cet amendement est perçu comme étant liberticide, comme étant une atteinte aux libertés fondamentales. Pas uniquement celle des médias de diffuser une information, mais celle du public de la recevoir. Quand on sanctionne les médias, on interfère d’une certaine façon avec la liberté d’expression, celle du public de s’exprimer à travers la radio.

l Est-ce que cet amendement est anticonstitutionnel, comme ceux qui la combattent l’ont dit et répété ?

— Ce sera à une cour de justice de trancher en répondant à deux questions. La première : est-ce que cet amendement est « consistent » avec la Constitution et, question subsidiaire, est-ce que c’est raisonnable de passer une telle loi dans une démocratie ? On ne peut attenter à la liberté d’expression, à moins de démontrer que c’est démocratiquement raisonnable. Cet amendement touche profondément la société mauricienne puisque son vote a provoqué non seulement des protestations diverses et variées, mais aussi un regroupement de toutes les forces de l’opposition comme un seul homme, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. On ne peut pas, vingt ans après l’introduction des radios privées — ce que l’on a appelé la libéralisation des ondes — songer à brimer les radios privées. C’est un recul démocratique qu’on ne peut accepter.

l Le gouvernement affirme que c’est pour éviter les excès, pour protéger la démocratie, que cet amendement a été proposé et voté…

— Comment peut-on protéger la démocratie quand l’amendement de l’IBA prévoit que si une radio ou un journaliste refuse de dévoiler l’identité de celui qui lui a donné des renseignements confidentiels qu’il a diffusés, l’autorité — c’est-à-dire l’IBA — peut demander à un juge de l’obliger à le faire ? C’est une interférence directe avec la séparation des pouvoirs. Comment peut-on écrire dans un texte de loi que le juge en chambre sera obligé de donner un ordre si un comité d’une instante le lui demande ?! Mais il faut aussi rappeler que TOP FM est dans la ligne de mire de l’IBA depuis pas mal de temps. Dans le passé, l’IBA avait demandé à TOP FM de révéler toutes ses sources de revenus, donc ses sponsors, ce que la radio avait refusé en arguant, avec raison, que c’étaient de renseignements confidentiels. L’amendement vient d’une certaine façon obliger les radios à dévoiler à l’IBA des renseignements confidentiels tant sur leur situation financière que sur leurs sources d’informations. Il y a aussi le fait que l’IBA a décidé d’augmenter le montant des licences des radios privées alors que nous sommes en pleine crise économique. Quand on additionne les faits, on se rend compte que l’IBA fonctionne à au moins deux vitesses. Elle n’applique pas à la MBC les mêmes principes qu’elle impose à TOP FM. Si cela avait été le cas, la MBC aurait dû avoir été souvent suspendue pour non respect des règlements.

l La grosse interrogation des Mauriciens par rapport à cette affaire est la suivante : est-ce que dans la situation économique et sanitaire où se trouve Maurice, la priorité des priorités du gouvernement est de faire voter un amendement à l’IBA Act ?

— C’est une interrogation légitime. Du point de vue essentiellement politique, il ne faut pas oublier que le pouvoir est détenu par un regroupement de partis avec environ 35% des voix de l’électorat et que les 65% sont dispersés dans l’opposition. Avec l’amendement de l’IBA, qui est perçu comme liberticide, le gouvernement a réussi (i) l’exploit de regrouper ses adversaires et (ii) à donner l’impression qu’il en veut directement à TOP FM, seule radio qui a osé demander des judicial reviews contre plusieurs décisions de l’IBA — dont des suspensions d’antenne — qui sont devant la cour. On craignait que la licence de TOP FM — qui a été ramenée de trois à une année — ne soit pas renouvelée dans le cadre de la politique menée contre cette radio. La licence a été renouvelée par une lettre de l’IBA dans laquelle il manque toute une phrase !

l Certains disent que les récentes lois font partie d’une politique délibérée pour museler la presse, les réseaux sociaux et à travers eux la liberté d’expression des Mauriciens…

— C’est la conclusion à laquelle on est obligé d’arriver. Quand je regarde les textes qui ont été présentés et votés au Parlement, il semble que la politique du gouvernement est effectivement d’essayer de museler les médias et, à travers eux, les Mauriciens. Il y a eu la loi sur les réseaux sociaux, le Cybersecurity et la Cybercrime Act — l’amendement à l’IBA Act et bientôt le Press Council sur la presse écrite qui devrait aller dans le même sens. Tout cela dénote un même état d’esprit du gouvernement : l’envie de sanctionner la liberté d’expression, de faire peur afin que les gens ne s’expriment plus, ne critiquent plus. De ce point de vue, nous allons vers une dictature. C’est l’expression de tentation totalitaire qui est beaucoup plus forte pour un gouvernement qui a une forte majorité parlementaire.

l La solution pour mettre fin à cette tentation totalitaire est-elle de contester les nouvelles lois devant la justice ?

— C’est une option pour laquelle des dossiers sont en train d’être constitués. Le meilleur moyen, c’est que les forces de l’opposition — qui représentent, je le souligne encore, 65% de l’électorat — se regroupent, comme elles viennent de le faire. Je l’ai déjà dit avec d’autres : Anerood Jugnauth dirigeant le gouvernement MSM-MMM s’était flatté, avec raison, d’avoir libéralisé les ondes à Maurice. Le sens de l’histoire aurait dû un approfondissement de la démocratie avec des télévisions privées. Le fils de SAJ est en train de faire le contraire, de faire régresser le sens de l’histoire dans le domaine de l’audiovisuel.

l Comment expliquez-vous le silence du Bar Council dans le débat sur les nouvelles lois ou l’amendement de l’IBA sur les menaces à la liberté d’expression à Maurice ?

— Le Bar Council semble considérer que c’est un débat politique dans lequel il ne doit pas s’immiscer. Il a tort car, de mon point de vue, une atteinte à la liberté d’expression à travers l’amendement à l’IBA Act, qui contient une grosse possibilité d’atteinte aux droits constitutionnels, devrait interpeller le Bar Council. Les atteintes aux libertés publiques devraient interpeller les barreaux de tous les pays démocratiques. Moi, en tant que président du Bar Council, j’avais cette conception et je l’ai appliquée durant mon mandat. Il y en a eu d’autres qui sont venus après moi et qui sont restés bien à l’écart du débat public.

l Vous pensez que l’homme de loi devrait s’intéresser au débat public, y participer ?

— Je pense que l’homme de loi devrait apporter sa contribution au débat public. Tout le monde est en train, d’une façon ou d’une autre, de s’exprimer sur le sujet dont nous parlons. On aurait aimé savoir quel est le point de vue et la réflexion du Bar Council sur ce sujet. Ce n’est jamais bon dans une démocratie de ne pas s’exprimer sur les questions fondamentales.

l Vous aviez porté un cas, de ce qui vous estimiez être un problème de non respect de l’éthique dans l’affaire Dayal/Jugnauth, devant la Cour suprême. Celle-ci vient de rendre son jugement en vous donnant tort. Votre réaction ?

— Je prendrai tout cela en compte dans la conduite de l’affaire, jusqu’à son dénouement.

l L’ICAC vient, 50 mois après que le député Rajesh Bhagwan a posé la question de l’auto-augmentation de salaires de l’ex-présidente du Cardiac Unit, de la traduire en justice. C’est normal que des années se passent entre la conclusion d’une enquête et une mise en examen ?

— A priori non. L’ICAC aura à venir s’expliquer sur ce délai si jamais la question est posée devant un tribunal. Mais en attendant, on est en train de supposer que la mise en examen de l’ex-présidente du Cardiac Unit a à faire avec les commentaires politiques sur l’action gouvernementale faits par Anil Gayan sur une radio privée.

l Les décisions de l’ICAC seraient donc prises sur la base de commentaires politiques faits sur les radios privées ?

— Probablement. Je fais partie de ceux qui ne croient pas dans l’indépendance de l’ICAC. Ce n’est pas parce qu’on met le monde indépendant dans le nom d’une institution qu’elle est automatiquement indépendante comme l’ICAC, l’IBA, entre autres. J’ai déjà rappelé en cour que de 1968 à 2003, le président de l’Electoral Supervisory Commission était nommé sur recommandation de la Judicial and Legal Service Commission, ce qui était une garantie d’indépendance. On a connu des présidents comme Marc David qui a démissionné juste parce son fils avait eu une conversation avec un politicien de l’opposition ! Avant, on avait le sens de l’honneur et du respect de la fonction. En 2003, le gouvernement MSM-MMM est venu changer la loi pour que la nomination ne soit plus faite par la JLSC, mais par le président de la République sur recommandation du Premier ministre. Est-ce que cette procédure est plus démocratique que celle qu’avait retenue en 1968 ceux qui avaient adopté la Constitution, dont sir Anerood Jugnauth ? Pour moi, ce changement de procédure doit être questionné.

l On a souvent dit que le judiciaire est un des derniers remparts de la démocratie à Maurice. Mais il semblerait que cette confiance soit en train de diminuer…

— Pour que la confiance du public dans le judiciaire soit maintenue, il ne faut pas qu’il y ait des éléments qui viennent perturber le mécanisme de la justice qui, pour être visible, est dispensée en public, exposée au regard de l’ordinary man. Que la justice soit rendue est une chose, mais que la perception que la justice a été bien rendue, dans le respect des lois, est encore plus important.

l Est-ce que la confiance en la justice de l’ordinary man ne s’érode pas quand il apprend qu’une page d’un dossier en cours devant un tribunal s’est retrouvée sur l’email d’un conseiller politique du Premier ministre ?

— C’est une question qui a été portée à la connaissance de l’ancien chef juge pour enquête, ce qui l’avait poussé à dire qu’il y avait un problème de sécurité des documents à la cour. Ce n’est pas la première affaire de ce genre. J’avais personnellement attiré l’attention du chef juge d’alors sur le fait que le jour où Pravind Kumar Jugnauth avait été condamné a un an de prison, simultanément, un warrant pour arrêter le Directeur des Poursuites publiques avait été émis dans des conditions, disons, particulières. La police devait exécuter ce warrant en arrêtant le DPP à son domicile, au petit matin. Une enquête avait été ouverte sur cette affaire et celui qui avait émis le warrant a été obligé de quitter le judiciaire. Quelque temps après, comme les rumeurs le disaient, cette personne était nommée dans un ministère ! C’est vrai qu’il y a un problème de sécurité de documents qu’il faut solutionner. Ce genre d’affaire peut pousser l’ordinary man à questionner le bon fonctionnement de la justice. Il n’y a pas que les lois, il y a aussi leur application. On a entendu dire qu’il y a eu des Mauriciens qui n’ont pas pu voter aux dernières élections parce que leurs noms n’étaient pas enregistrés. Et quand on sait que les élections doivent être supervisées par la commission électorale, on peut se poser des questions. Moi, je me pose celle de savoir comment la supervision se fait.

l Cette fin année 2021 a été marquée par l’arrivée, à la tête de la Cour suprême, d’une femme, Mme Gulbul. Est-ce que cela change quelque chose dans le fonctionnement du judiciaire ?

— Sur le fond, je ne le pense pas. La différence avec les précédents chefs juges c’est que celle qui vient d’être nommée va occuper le poste pendant plusieurs années, six exactement, ce qui n’était pas le cas de ses prédécesseurs. Elle a donc plus de marge de manœuvre. Ce qui devrait lui permettre de formuler et mettre en application les réformes nécessaires dans le judiciaire et ça c’est positif. Mais le fait que ce soit une femme ou un homme nommé à la tête du judiciaire ne fait pas de différence à mon avis l’essentiel c’est que la personne nommée soit compétent et ait l’expérience voulue. Je ne pense pas que la justice soit administrée différemment selon que ce soit un homme ou une femme qui dirige le judiciaire.

l Une femme chef Juge, ce n’est pas un pas décisif vers l’égalité homme-femme ?

— Je ne le pense pas. Cela fait pas mal de temps que nous avons des magistrates et des juges. Nous avons une femme qui est à la tête de la Cour de cassation depuis pas mal de temps. C’est un pas en avant dans le sens où c’est la première fois qu’une femme occupe le poste de chef juge.

l Les oppositions affirment que tout ce que fait le gouvernement n’a qu’un objectif : remporter les prochaines élections générales. Vous partagez cet avis ?

— C’est probablement l’intention du gouvernement. Mais à mon avis, cette manière de faire va backfire, comme cela a toujours été le cas à Maurice. La tentation totalitaire n’a jamais réussi. Le 60-0 de 1982 est une réponse de l’électorat à ce qui s’est passé au début des années 1970. Quand SAJ est descendu de l’avion en traitant une partie de la population de démons, aux élections suivantes il a été balayé du pouvoir. Quand Bérenger et Ramgoolam se sont associés pensant obtenir une majorité absolue, les électeurs ont donné au MSM et à ses alliées une majorité de trois quarts. La tentation totalitaire finit toujours par se retourner contre ceux qui essayent de l’imposer. Laisser les gens s’exprimer sur les radios, les réseaux sociaux, dans la presse pour dire s’ils sont contents ou pas et pourquoi est une espèce de soupape de sûreté pour le gouvernement. Cela lui permet de savoir ce que pense la population et de réagir en conséquence. En muselant l’expression, il fait monter la pression.

l Puisque nous sommes en fin d’année, comment voyez-vous 2022 ?

— La situation sera difficile au niveau économique avec le fait que la Banque centrale va enlever le filet de protection pour les entreprises. Au niveau politique, nous pourrons dire que les élections seront derrière la porte. Je pense que les 65% de l’électorat devraient se regrouper sous une seule ombrelle et présenter soixante candidats valables pour la prochaine consultation populaire. C’est la meilleure solution à prévoir.

l Vous pensez que les partis d’opposition, qui ont passé l’année à se regarder en chiens de faïence et à se tirer dans les pattes, pourront accorder leurs violons ?

— Elles devront le faire si elles veulent que le pays continue à avancer démocratiquement. J’espère que les forces de l’opposition vont se regrouper. D’autant plus que le pouvoir en place leur a donné l’occasion de le faire, leur a tendu la perche, avec l’amendement à l’IBA Act. Ce regroupement est une bonne chose pour la démocratie. Le morcellement de l’opposition — et de ses électorats — ne sert qu’à renforcer le pouvoir. Et quand le pouvoir se sent trop fort en exerçant la tyrannie du nombre, il se laisse glisser vers la tentation totalitaire. J’aimerais terminer en disant que je suis inquiet par les tentatives de museler l’opposition parlementaire à travers le Speaker expulsant des élus ou leur interdisant de prendre la parole sur des projets de loi, alors que les whips des deux côtés de la Chambre étaient d’accord. Ce sont des procédés antidémocratiques que le pouvoir va payer cher en temps et lieu. Je ne crois pas que l’électorat va oublier ces pratiques et cette politique “dominer” quand il aura à se rendre aux urnes. J’en suis convaincu.

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